L’identification pendant l’adolescence : une course d’obstacles
Par Daniel LysekCe texte a été présenté au Congrès « Adolescence. Les inconnues du développement » qui s’est tenu à Aoste le 12 octobre 2001. Il a été publié dans le N° 31-32 du Bollettino dell’Istituto Italiano di Micropsicoanalisi, 2003.
RESUME
Le processus de maturation qui caractérise l’adolescence passe par des identifications multiples. Certaines d’entre elles revêtent une importance déterminante pour l’équilibre du moi adulte, mais il y a toujours un risque qu’elles échouent. Elles dépendent en effet d’une interaction conflictuelle entre des facteurs biologiques, intrapsychiques et externes (environnement familial, social et culturel).
Au plan psychique, l’identification se fonde sur une dynamique inconsciente au fort potentiel anxiogène : elle est sous-tendue par une sorte d’orage pulsionnel agressif et sexuel ; elle se greffe sur la réactivation de vécus archaïques dont l’aspect traumatique induit des répétitions douloureuses ; elle met en jeu des désirs difficilement intégrables qui provoquent des défenses névrotiques…
De plus, le processus identificatoire se joue à l’interface entre l’interne et l’externe. Or, leurs exigences respectives sont souvent contradictoires. Par exemple, les désirs inconscients butent contre le cadre social, les idéalisations structurantes sont entravées par la dévalorisation des images parentales, la nécessité de s’identifier à des personnages valorisants se heurte à des blocages défensifs.
Ainsi, l’identification à l’adolescence est un parcours semé d’embûches et dont l’issue est incertaine. Lorsqu’on intervient pour favoriser cette étape, il est tentant de faire porter son action sur des éléments conscients ou sur des facteurs environnementaux. Mais la dynamique de l’inconscient vient souvent s’y opposer. Pour gagner en efficacité, il faut donc prendre en compte la psychogenèse inconsciente des conflits.
L’adolescence a de tout temps été un sujet de préoccupation pour la société, et elle le devient encore plus dans notre monde moderne où les jeunes font voir leur mal-être de façon souvent dérangeante. Par la nature du fossé entre générations, ceux qui devraient les entendre les comprennent rarement. Leurs aînés, même s’ils ont fait Mai 68, acceptent mal les expressions modernes du malaise adolescent : la violence urbaine, les drogues, les sports dangereux, le sabotage des institutions scolaires et professionnelles… en somme, l’auto- et l’hétérodestructivité.
Dans un monde qui offre liberté et biens matériels, on peut s’étonner du malaise qu’exprime une frange importante de la jeunesse. Alors que beaucoup de conditions sont réunies pour que les jeunes bénéficient d’une vie meilleure qu’avant, ils semblent aller encore plus mal ! Si l’on s’intéresse aux processus inconscients, on se rend compte qu’il n’en est rien. Le mal-être adolescent n’est pas plus intense que celui des générations précédentes, mais il se manifeste de manière plus bruyante, dans une sorte d’hyperexpressivité comme le dit Ph. Jeammet (1991). Effectivement, les manifestations modernes du malaise adolescent évoquent quelque part l’hystérie. On se souvient de la pathologie démonstrative décrite par les précurseurs de la psychanalyse et par Freud lui-même à l’aube du 20ème siècle : des paralysies spectaculaires, des douleurs incompréhensibles, des syncopes théâtrales (Freud, 1895)… Freud a découvert que cette symptomatologie frappait des femmes qui n’avaient pas la possibilité de se faire entendre dans la société et donc pas d’autre moyen d’exprimer leur souffrance. Cette hystérie classique est devenue rare aujourd’hui. Les expressions tapageuses de la jeunesse actuelle seraient-elles une forme moderne d’hystérie ?
Au plan des processus inconscients, cette question n’est pas sans fondement : l’identification est un mécanisme central tant dans la formation des symptômes hystériques que dans la maturation post-pubertaire. Voilà donc qui nous place au cœur de cet exposé. En effet, une bonne partie des difficultés que peuvent rencontrer les jeunes dans leur maturation tient à des problèmes d’identification qui sont accentués par la société dans laquelle nous vivons.
Comme il serait vain de vouloir traiter à fond de l’identification à l’adolescence, j’ai choisi de me concentrer sur l’éclairage spécifique que l’expérience micropsychanalytique lui donne.
On le sait, la micropsychanalyse est une forme de psychanalyse freudienne. En tant que telle, elle vise à comprendre la dimension inconsciente du sujet et à cerner les forces profondes qui génèrent la pensée, l’affectivité et les comportements humains. Mais la micropsychanalyse a un cadre technique particulier et elle dispose d’une métapsychologie originale. Cela permet un regard original sur certains aspects du psychisme inconscient, et donc sur l’identification.
Au pont de vue freudien, le psychisme a pour fonction de gérer les tensions créées par le biologique. Il réagit aux pressions pulsionnelles, il a la charge de les intégrer et de diminuer les tensions que les pulsions produisent. Le premier modèle freudien de l’appareil psychique conçoit l’inconscient et le préconscient comme des compartiments cloisonnés. Cette première topique est une métaphore physicaliste, correspondant à la pensée scientifique du 19ème siècle. Si elle reste valable pour expliquer certains dynamismes, elle se trouve en porte-à-faux avec les sciences de la vie. Freud lui-même en avait vu les limites. C’est pourquoi il a élaboré un second modèle, moins mécaniste, qui délimite des instances : le ça, le moi, le moi idéal, l’idéal du moi et le surmoi (Freud, 1921). Cette seconde topique explique le fonctionnement inconscient en le comparant aux rapports entre certains corps constitués de la société. L’inconscient n’y est plus envisagé comme un système, mais sert à qualifier des processus psychiques archaïques (fonctionnement selon le principe de plaisir, phénomènes soumis au processus primaire).
Dans L’homme en micropsychanalyse, Fanti (1981) a présenté un modèle original qui permet de concilier les avantages des deux topiques freudiennes, tout en s’accordant avec les acquis des sciences contemporaines. Ce modèle, appelé organisation énergétique du vide, développe l’hypothèse économique de Freud en fonction des connaissances actuelles sur l’organisation de la matière inanimée et animée. Ainsi, il décrit les phénomènes psychiques en termes énergétiques : les structures psychiques correspondent à une certaine organisation de l’énergie qui nous compose, et les dynamismes inconscients découlent de mouvements énergétiques inhérents à ces structures. Partant du constat que les phénomènes inconscients sont beaucoup moins structurés que les processus préconscients et conscients, il suppose l’existence de niveaux d’organisation dans le psychisme, comme il y en a dans la matière. L’inconscient, le préconscient et le conscient se définissent donc comme des niveaux d’organisation énergétique
L’inconscient est le niveau d’organisation psychique fondamental. Son faible degré de structuration explique que l’énergie y circule librement, permettant les déplacements et condensations du processus primaire. Déplacements et condensations font circuler les informations que contiennent les représentations et affects. Ces mouvements d’énergie sont la base de l’identification, qui met en jeu des informations plus complexes. L’inconscient est une mémoire archaïque : il conserve la trace (sous forme de représentations, plus ou moins chargées d’affect) de ce que l’individu a éprouvé, désiré ou craint pendant sa vie intra-utérine et sa petite enfance. Il porte en particulier l’empreinte des événements marquants vécus par l’enfant au plan de sa sexualité et de son agressivité. Or, ces événements impliquent des situations et des protagonistes provenant de la réalité extérieure. Si l’on en trouve la trace dans l’inconscient du sujet, c’est qu’un dynamisme les a fait rentrer à l’intérieur : il s’agit précisément de l’identification.
Le préconscient est un niveau d’organisation supérieur, qui permet la conscience. L’énergie s’y lie, donnant lieu au processus secondaire (opérations logiques, langage articulé…) On peut visualiser le préconscient comme un centre opérationnel qui intègre des données provenant de plusieurs sources : il absorbe les informations que l’inconscient lui envoie, il réagit à des stimuli venant des systèmes immunitaire et hormonal, il analyse les perceptions venant de l’environnement et les compare avec les connaissances acquises depuis la période scolaire. Le préconscient élabore ces éléments et utilise ces informations pour guider l’action, la pensée et l’affectivité. En somme, le préconscient est un intégrateur et un effecteur situé à un carrefour entre le biologique, l’inconscient et l’environnement, que cet environnement soit familial, social ou culturel. Informé des identifications constitutives de l’inconscient, il les prend en référence et leur cherche des correspondances dans le mode ambiant.
Avant de développer les processus identificatoires de l’adolescence, j’aimerais encore rappeler une ou deux généralités concernant l’identification. Loin d’être une simple imitation, l’identification est un mécanisme inconscient complexe qui joue un rôle essentiel dans la constitution du sujet. S’identifier consiste à assimiler inconsciemment des éléments extérieurs pour posséder leurs qualités ; cela a pour conséquence immédiate qu’une part du sujet se transforme sur le modèle de l’objet. Par identification, des parcelles de notre inconscient deviennent semblables à des morceaux d’objets externes. Ou du moins à ce qu’on en a perçu, ressenti ou imaginé. Pendant le développement utéro-infantile, le psychisme utilise les éléments auxquels on s’est identifié pour structurer le moi, le moi idéal, l’idéal du moi et le surmoi. Les identifications ne sont donc pas seulement à la base de notre identité, elles sont aussi un ingrédient majeur de notre personnalité.
Selon le stade du développement où elles ont lieu, il existe plusieurs modalités d’identification. En voici quelques-unes, qui me paraissent indispensables à la compréhension de ce qui se passe à l’adolescence. Typique du stade oral, l’identification primaire apparaît dès que l’être en développement a établi un lien avec un objet externe. Au stade oral, l’autre n’est pas perçu comme un individu distinct de soi ; être relié à la mère signifie l’avaler et se nourrir d’elle. L’identification primaire est une forme de lien à la mère ; elle fonctionne sur le mode de l’incorporation ; en avalant le lait, le nourrisson assimile des composantes maternelles. S’identifier est ainsi une forme archaïque d’amour : on incorpore l’autre pour s’approprier ses qualités.
Dès le stade anal, l’enfant intériorise les notions de limite et d’interdit ; il intériorise aussi des règles d’échange et de maîtrise, ainsi que des vécus de contrainte et de domination/soumission. Toutes ces intériorisations sont des formes élaborées d’identification, qui assimilent les objets externes avec leurs caractéristiques relationnelles. Par exemple, tel enfant intériorise la représentation d’une mère punitive et rejetante parce qu’il vit son éducation à la propreté comme une contrainte sévère. Cette image maternelle va s’intégrer au surmoi et incarner sa sévérité.
Au stade phallique commence à se développer une identification secondaire à l’abandon d’un investissement sexuel et/ou agressif. Cette identification fait entrer dans le psychisme des caractéristiques d’une personne qui ne peut plus rester objet de désir, parce qu’il est impossible à satisfaire. Le modèle en est l’identification qui a lieu à la fin de la période phallique et qui vise à résoudre le conflit œdipien : l’enfant s’identifie au parent de même sexe pour sortir de l’impasse dans laquelle le conduisent ses désirs œdipiens tabous et impossibles à réaliser. Par exemple, le petit garçon s’approprie fantasmatiquement les qualités et la puissance de son père, manière imaginaire de posséder, comme lui, la mère.
J’ai dit qu’en s’identifiant, on assimile des éléments extérieurs. Pourquoi le fait-on ? Quel en est le moteur ? Dans le cadre de son modèle énergétique, la micropsychanalyse propose une explication originale. On s’identifie pour combler un vide. Pensons par exemple au nourrisson en état de détresse quand sa mère est absente, à l’enfant au stade anal qui se sent refusé parce que son cadeau fécal est jeté, au petit Œdipe qui ne peut accomplir l’union tant désirée, à l’enfant pris par le complexe de castration et qui se sent dépossédé de la puissance phallique : il y a toujours rupture, perte, manque, solitude existentielle, sentiment d’abandon, relation sans correspondance, etc. Pour un micropsychanalyste, ce sont là des manifestations critiques d’un vide ubiquitaire, dans lequel le sujet baigne intérieurement et extérieurement, et avec lequel il est en relation fondamentale et permanente.
En effet, différentes observations permises par les longues séances – qu’il serait hors de propos de détailler ici – amènent les micropsychanalystes à penser que nos représentations-affects et nos structures psychiques sont des îlots de plein dans un océan de rien. Elles apparaissent comme des pleins parce que ce sont des condensations d’énergie, des lieux où s’accumule la tension. Mais elles sont fragiles parce qu’elles sont immergées dans un vide infini et sans tension. De plus, on a tout lieu de penser que les dynamismes psychiques découlent de ce rapport constant avec le vide : l’être est tiraillé entre une tendance à s’y fondre et une tendance à y échapper. Le vide est attirant, parce qu’il est sans tension et donc synonyme de Nirvâna ; mais le vide est aussi effrayant parce qu’il est non-différenciation, et donc synonyme de non-être.
Cet antagonisme d’attraction/répulsion par rapport au vide semble être l’origine dernière de tous les conflits psychiques. Ainsi, la peur fondamentale de l’homme est l’angoisse du vide ; sur cette base, tout se passe comme si l’inconscient s’imaginait qu’en faisant rentrer les objets externes à l’intérieur, ils n’allaient plus jamais faire défaut et colmater le vide intérieur. Dès qu’une relation est interrompue, ou menace de l’être parce qu’il y a conflit, l’enfant éprouve de l’angoisse ; il tend à se débarrasser de cette angoisse en s’identifiant à l’objet avec lequel il est en relation. Le sentiment d’identité qui ressort de nos identifications est un déni du fait que nous sommes des apparitions morcelées et fugaces dans un vide sans commencement ni fin. Nos identifications, celles de l’adolescence en particulier, nous aident à maintenir l’illusion vitale que notre individualité est consistante et durable.
Au niveau du processus primaire cela fonctionne : en devenant l’autre, on le possède et on ne risque plus de le perdre ; mais c’est aussi une source de conflits. Lorsqu’on intériorise une relation agressive, on fait entrer en soi de l’agression potentielle, comme c’est le cas dans la névrose obsessionnelle où le surmoi est sadique envers le moi. Une autre source de conflits tient au fait qu’on assimile l’autre par fragments. Nous sommes donc faits d’éléments disparates, souvent incompatibles entre eux, qu’il faut ensuite tenter d’unifier pour créer une identité cohérente. Prenons un exemple simple. Un garçon intériorise des composantes de sa mère quand elle lui manque ; à d’autres moments, il s’identifie à des composantes de son père pour constituer son identité sexuelle. Dans son inconscient, des composantes féminines et masculines vont coexister. Ce processus, qui a lieu entre 4 et 5 ans, constitue une bombe à retardement et un conflit identitaire éclate après la puberté.
Pendant la petite enfance, l’identification est d’abord un mécanisme qui structure l’inconscient : l’identification fait entrer dans l’être en développement les éléments constitutifs de ses instances. En tant qu’ils forment les bases de la personnalité adulte, ces composants inconscients conditionnent de nombreux ressentis et comportements adolescents.
Bien plus, l’adolescence est une période d’identifications particulièrement intenses. Si elles ne structurent plus l’inconscient, ces identifications jouent un rôle majeur au niveau préconscient. D’Hélène Deutsch (1979) à Marcelli & Braconnier (1983) en passant par Pierre Mâle (1999), tous les auteurs s’accordent sur le fait que les identifications de l’adolescent résultent d’une interaction entre ses instances et les objets que lui offrent la famille et la société. Les instances rassemblent les identifications aux personnages clefs de la vie infantile et les relations entretenues avec ces personnages. Elles sont à l’image de ce qui a marqué l’enfant : ses expériences de satisfaction y sont inscrites, mais aussi ses vécus d’angoisse, les carences affectives, le manque de limites dans l’éducation, les absences ou les démissions parentales… Le jeu des instances à l’adolescence est donc fonction des identifications infantiles dont elles sont le dépositaire. De par les mécanismes de répétition, les problèmes d’identification rencontrés dans l’enfance tendent à se reproduire ultérieurement. En effet, dans les périodes de changements psychologiques ou physiques, dans ces moments cruciaux où l’individu doit évoluer et s’adapter à une situation existentielle nouvelle, les conflits inconscients tendent à s’exacerber et ils induisent alors des répétitions névrotiques. Lorsque l’environnement ne fournit pas de bons supports identificatoires au jeune, la répétition a libre cours et la reproduction de conflits identificatoires archaïques est inévitable.
Voyons cela en détail. Depuis la puberté, la psychobiologie du sujet est en ébullition. On pourrait comparer cette ébullition à un orage de pulsions sexuelles et agressives. Elle provoque au niveau inconscient une réactivation des vécus utéro-infantiles et des désirs sexuels-agressifs qui leur sont liés. Les charges et décharges pulsionnelles électrisent le moi, chamboulent ses références de fonctionnement, bousculent ses défenses. En d’autres termes, les structures inconscientes sont mises sous tension, ce qui crée une angoisse au niveau du moi, qui doit absolument trouver une voie de décharge pour cette tension.
Sous l’impulsion de la maturation sexuelle, l’Œdipe se réactive et ses désirs interdits reprennent force. Mais lorsqu’il y a d’importantes fixations plus précoces, elles sont aussi mises sous tension. Donc, tous les vécus traumatiques utéro-infantiles s’enflamment à l’adolescence, de manière plus ou moins ravageuse. Parmi les vécus réactivés, certains avaient été des moments d’identification intense pendant la période évolutive. Par exemple, l’identification à la mère nourricière, à un père castrateur, à un frère séducteur, etc. Ces identifications seront réactivées pendant l’adolescence. Comme on le verra, elles placent souvent le sujet en porte-à-faux par rapport à ses aspirations conscientes, car elles constituent une force de rappel du passé, s’opposant à la nécessité d’explorer de nouveaux champs relationnels et comportementaux.
En effet, les complexes inconscients réactivés sont des inducteurs de répétitions compulsives, ils poussent le sujet à reproduire à son corps défendant des expériences passées ou à en retrouver les protagonistes. Il y a régression. Les identifications qui se faisaient jusqu’alors sur un mode évolué peuvent reprendre un aspect primitif et se faire désormais sur le mode de l’incorporation orale. Cette régression est particulièrement nette dans certaines bandes d’adolescents. On y voit effectivement un narcissisme exacerbé et des fantasmes de toute-puissance démolir les images parentales et leur équivalents sociaux, on voit la perte de limites déboucher sur des identifications archaïques à des figures charismatiques ou à une symbolique groupale idéalisée.
La tension inconsciente complique beaucoup la tâche du moi au niveau préconscient, qui se trouve pris en tenaille entre des exigences contradictoires. L’adolescence est un temps où le jeune doit se détacher de ses objets infantiles pour faire place à de nouvelles identifications, il doit en puiser les ingrédients hors du cercle familial pour lutter contre le rappel de son Œdipe réactivé. Cela implique un préconscient perméable aux influences externes et encore malléable. L’adolescence est un âge où le préconscient se façonne : il s’y construit des structures fonctionnelles, adaptatives et relationnelles. Cela se fait en grande partie grâce à des poussées identificatoires. Selon la belle formule de P. Blos (1967), l’adolescent a faim d’objets médiateurs, dont les qualités seront assimilées pour édifier des structures préconscientes. C’est exactement là que l’inconscient et le préconscient peuvent entrer en conflit l’un contre l’autre.
Comment cela ? On a vu que le préconscient est le centre de commandement de nos activités quotidiennes. Mais il a l’inconscient comme référence. Les schémas d’action-réaction mémorisés dans l’inconscient sont une bibliothèque de références pour le présent. C’est d’ailleurs logique : puisque l’inconscient est une mémoire d’événements ayant marqué l’histoire du sujet, il fournit au préconscient des schémas d’action potentielle. En utilisant une nouvelle métaphore physique, on pourrait dire qu’une identification réactivée dans l’inconscient s’infiltre dans le préconscient et le fait vibrer, ce qui impose au sujet de répéter dans la réalité actuelle une dynamique mémorisée dans l’inconscient. Par exemple, l’identification à un père sévère trouve une résonance chez tel professeur. L’adolescent, au lieu voir les qualités pédagogiques de cet enseignant, va projeter sur lui l’animosité qu’il a envers cette image paternelle et il développera une attitude de provocation ou de rejet.
Mais les identifications de l’adolescent sont aussi fonction du préconscient lui-même et donc des modèles et des supports que le sujet va trouver dans la société. En effet, le préconscient est l’interface du sujet avec l’environnement. Il capte les informations du monde ambiant, les intègre à ses propres circuits de mémoire et il les met en rapport avec ce qui provient de l’inconscient.
La mise sous tension de l’inconscient et la malléabilité du préconscient contribuent ensemble à faire de l’adolescence une période nécessairement conflictuelle. Les identifications aux parents sont réactivées dans l’inconscient et leur équivalents préconscients sont rejetés, l’inconscient fonctionne sur le mode narcissique et le préconscient cherche à établir des relations objectales dans la réalité extérieure, les composants de l’idéal du moi sont dévalorisés et il faut trouver des substituts à leur hauteur dans une société pas faite pour en offrir au jeune. Voilà pourquoi les identifications de l’adolescent passent fréquemment des plus régressives, de type incorporation orale, aux plus évoluées, de type œdipien ou génital. Et pourquoi elles sont instables, versatiles, constamment sujettes à remaniement. Un moment, l’adolescent investit des idéaux et s’identifie à eux ; on observe alors un moi grandiose. A un autre moment, il les désinvestit pour investir des mauvais objets inconscients ; on observe alors que son moi est sous la coupe d’identifications écrasantes et l’adolescent perd toute assurance, se sent dévalorisé ou rejeté.
La crise d’adolescence est donc faite d’incompatibilités entre les poussées inconscientes à la répétition et les exigences préconscientes d’évolution, de conflits entre identifications contradictoires, de difficultés à trouver des supports adéquats dans l’environnement, de décalage entre le sujet et les modèles fournis par la société. Tous ces éléments ont un dénominateur commun : ils créent des brèches dans le moi, ils ouvrent des failles qui sont autant de mises à nu angoissantes du vide. D. Marenco (2000) l’illustre bien, à propos des images inconscientes à l’adolescence. Dans les conditions favorables, les identifications successives finissent par combler ces fissures internes. Lorsque ce n’est pas le cas, des défenses pathologiques prennent le dessus, telles l’intransigeance et l’ascétisme (A. Freud, 1958), ou pire, le clivage et les mises en acte auto- et hétérodestructrices.
Avant de conclure, j’aimerais encore schématiser deux situations opposées pouvant également déboucher sur une pathologie.
Dans le premier cas, le sujet a rencontré des difficultés majeures au cours de sa période évolutive, soit par carence affective, soit à cause d’une éducation trop sévère, ou pour toute autre raison. Il y a alors eu angoisse incontrôlable et il s’est produit des fixations traumatiques. Or, ces fixations sont le siège d’une tension qui peut être explosive. Il y a explosion quand la tension envahit le préconscient et le désorganise. L’adolescent déstabilisé va alors se tourner vers des supports d’identification pathologiques. Par exemple, imaginons un enfant qui a intériorisé une relation parentale sadique ; lorsque cette identification se réactive à l’adolescence, le préconscient risque d’être terrifié par ce sadisme inconscient et chercher dans une bande de jeunes délinquants la réassurance d’un leader protecteur. En fait, il ne trouve que l’image du sadisme de son enfance ; cette résonance suscite de l’angoisse que le préconscient résout par identification au leader et à la violence de la bande.
L’autre cas type correspond à un adolescent qui se trouve dans un milieu inadéquat ou conflictuel. Même si son inconscient le laisse relativement en paix, il trouvera difficilement les identifications qui lui permettraient de se structurer pour réagir de manière optimale aux tensions qui naissent à l’interface entre son psychisme, son corps et le milieu ambiant.
Entre ces deux extrêmes, on trouve tous les intermédiaires. Et il faut bien voir que le préconscient n’est pas nécessairement le jouet passif de l’inconscient, vu qu’il intègre des informations de l’environnement familial, social et culturel. Ces informations sont autant d’impulsions qui modèlent les schémas de pensée et les schémas affectifs hérités de l’inconscient. Dans des conditions favorables, les stimuli extérieurs ont un effet structurant. Ainsi, se forment des identifications qui ne sont pas de simples reflets des images inconscientes, mais des structures élaborées, où les caractéristiques utéro-infantiles ont été adaptées à la réalité présente. Reprenons l’exemple de tout à l’heure : le sadisme parental intériorisé dont je viens de parler aura un tout autre destin s’il rencontre un écho valorisant dans un cadre socioculturel qui tend à apaiser les conflits. Si l’adolescent trouve de bons pôles d’identification, il pourra par exemple intérioriser la maîtrise intellectuelle comme valeur ; alors la domination sadique qu’il a vécue pendant son enfance se transformera en désir d’acquérir des connaissances et la domination sadique se sublimera en ambition sociale.
La famille et société ont donc une responsabilité évidente dans la qualité des identifications de l’adolescence. Lorsqu’il y a pathologie, le recours au thérapeute peut partiellement compenser leurs faiblesses, en constituant un support d’identification différent. Quand on s’occupe d’un adolescent en crise, il vaut toujours la peine de rechercher ce qu’il en est de ses identifications. Dans un cadre thérapeutique adéquat, et avec un peu de patience, on peut souvent sortir de l’ici et maintenant pour situer le sujet dans son histoire. Lorsqu’on peut ainsi analyser ses principales identifications, l’adolescent aura un maximum de chances d’évoluer vers la maturité.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Deutsch H., Problèmes de l’adolescence (1967), PBP, Paris, 1979
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